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Fusion des arts : La Chapelle de la Vierge

Malgré l’échelonnement des travaux dans le temps, qui s’étend de 1620-1622 à 1645 (avec quelques adjonctions postérieures), l’iconographie déployée dans la chapelle de la Vierge présente une unité et un continuum entre les médiums qui constitue une des premières expérimentations de ce genre en Europe. Essentiellement concentrée sur l’autel, cette cohérence du décor a d’ailleurs conduit plusieurs auteurs à y voir l’intervention de Rubens, dont on conserve un dessin préparatoire de la voûte. 

La chapelle a été concédée aux trois filles de Godfried Houtappel et à leur cousine Anna s’Grevens, lesquelles financèrent en grande partie la construction, comme en témoigne leur blason présent au fond de la chapelle. Célibataires, elles appartenaient au mouvement des « filles spirituelles », un mouvement largement promu par les jésuites encourageant les femmes à vivre une vie pieuse, mais non cloîtrée, sous la direction d’un « père spirituel », qui fut le père jésuite de la maison professe anversoise Carolus Scribani. 

Outre les statues des saintes patronnes des commanditaires (sainte Catherine d’Alexandrie, sainte Anne, sainte Christine et sainte Lucrèce ou Suzanne, exécutées entre 1635 et 1645) et celles de saint Pierre et Paul dans les tribunes de l’autel, le programme iconographique est consacré à la vie de la Vierge et au mystère de l’incarnation. La chapelle est en effet construite en l’honneur de la sculpture de la Vierge de Montaigu (Scherpenheuvel), située dans un édicule au centre de la prédelle. L’église (aujourd’hui basilique) Notre-Dame de Montaigu était devenue un lieu de pèlerinage important dans les Pays-Bas en raison d’une statue miraculeuse de la Vierge. En 1606 ou un peu avant, les archiducs Albert et Isabelle donnèrent aux jésuites une copie de cette image, exécutée dans le bois provenant du chêne dans lequel la Vierge de Montaigu serait apparue, portant donc l’essence miraculeuse de l’originale. 

L’autel, que l’on suppose avoir été imaginé par Rubens et réalisé par Hans van Mildert, est conçu comme un espace unitaire où peinture, sculpture, architecture, ornement et lumière naturelle interagissent pour offrir un espace immersif propice à la prière et à la méditation, comme à l’émerveillement du fidèle. L’autel s’ouvre derrière un arc triomphal jouxté de niches abritant les figures sculptées de la Vierge à l’enfant et de saint Joseph. Éclairé depuis la tribune sud de lumière naturelle, l’autel se présente comme un espace clos et parfaitement homogène, qui s’apparente à une gigantesque niche, un écrin luxueux autour de cette modeste sculpture en bois de la Vierge qui attirait la dévotion des fidèles. La forme du retable peint qui épouse parfaitement l’ouverture triomphale de la gigantesque niche, les tribunes qui flanquent de part et d’autre l’espace, comme la prédelle qui se prolonge sous ces tribunes latérales, tous ces éléments contribuent aussi à faire de l’autel un dispositif intégré ou plutôt un réel espace tridimensionnel, et non pas un meuble disposé devant une paroi.

La lecture du programme iconographique s’effectue selon un axe vertical en commençant par les scènes de la prédelle. Exceptionnelle en son genre dans les anciens Pays-Bas, cette œuvre d’Hendrick van Balen en 1621 est peinte sur des panneaux de marbre dont les veines naturelles sont intégrées comme un élément actif de la composition peinte, selon un principe importé de l’art italien. Se prolongeant sous les tribunes latérales, la prédelle est composée de huit panneaux relatant la vie terrestre de la Vierge et le mystère de l’Incarnation.

Les scènes sont ordonnées visuellement et symétriquement autour de la sculpture de la Vierge de Montaigu qu’elles encadrent, et non pas dans l’ordre chronologique du récit. Aux extrémités latérales, sous les tribunes, la Présentation de la Vierge au temple fait ainsi face à la Présentation du Christ au temple, les deux scènes au format oblong se répondant visuellement avec leur environnement architectural propre. Sous les colonnes torses flanquant le retable peint, la Vierge sur un prie-Dieu constitue une paire avec l’ange de l’annonciation et ces scènes présentent un dispositif continu constitué d’un sol élevé ouvrant sur un arrière-plan composé d’éclaircies célestes et d’anges, les veines du marbre laissées apparentes participant des nuées célestes. La Fuite en Égypte et la Visitation forment une autre paire où les veines du marbre jaune évoquent un affleurement rocheux. Enfin, jouxtant la Vierge de Montaigu, se situent l’Adoration des bergers et l’Adoration des mages, deux scènes où les circonvolutions des veines naturelles du marbre sont les plus imposantes et intégrées habilement dans la composition afin d’évoquer la grotte dans laquelle se situe la sainte Famille. Dans ces panneaux peints, les images interagissent avec leur médium-support qu’elles laissent subtilement transparaître pour participer à l’image (figurant une grotte, un éperon rocheux, une nuée céleste) mais on pourrait aussi admettre que le médium possède aussi sa propre iconicité : dessinant des circonvolutions mystérieuses et chimériques, les veines du marbre permettent de visualiser le mystère de l’incarnation. Le jeu subtil entre nature et artifice est exploité par l’artiste pour introduire des preuves d’une création artistique divine, comme faire valoir son talent. 

Au-dessus de la vie terrestre de la Vierge, selon une progression  verticale de la lecture, le retable peint par Rubens vers 1613 présente la vie céleste de la Vierge avec son Assomption (une copie du XIXe siècle remplace aujourd’hui l’original envoyé à Vienne en 1776). La peinture, qui devait figurer à la cathédrale d’Anvers à l’origine mais qui avait été refusée car jugée trop petite, était sans doute restée dans l’atelier de Rubens jusqu’en 1620-22 et on peut donc supposer qu’une partie du dispositif de l’autel a été conçu en fonction de cette œuvre. La Vierge qui monte miraculeusement au ciel trois jours après sa mort, entourée par un nuage de putti, regarde en-haut vers la figure sculptée en stuc de Dieu le Père située au-dessus de l’imposante corniche noire du retable, que le fidèle ne découvre entièrement qu’en s’approchant près du banc de communion. Dieu, entouré d’anges, est illuminé par un flot de lumière tombant du haut à droite qui, parce que la source est invisible au spectateur (cachée dans une lucarne segmentaire de la toiture de la chapelle), transfigure à ses yeux l’éclairage naturel en apparition spirituelle. Dieu accueille la Vierge en tenant une couronne (aujourd’hui disparue) au-dessus de sa tête, faisant ainsi dialoguer peinture, sculpture et lumière naturelle/divine selon un principe qui anticipe les expériences similaires du Bernin à Rome ! 

La lecture se poursuit au plafond de la voute à lunettes dont le décor, imaginé par Rubens vers 1624 et réalisé en stuc rehaussé d’or, symbolise le règne éternel de Marie au Ciel (Marie « Reine des cieux ») comme le rappelle le monogramme MRA (Maria Regina Ave) inscrit dans un soleil rayonnant au centre du plafond. À travers une progression de lecture verticale, il y a une continuité entre ces médiums : au niveau le plus bas, dans la prédelle, les scènes terrestres de la vie de la Vierge, sur la paroi intermédiaire, son assomption et au ciel, forçant à lever les yeux, son règne éternel. Selon une tradition iconographique qui consiste à associer la Vierge et ses vertus à des symboles inspirés des livres de l’Ancien testament, popularisée par les litanies de Lorette, le plafond exhibe différents symboles des vertus de la Vierge. Le soleil, l’étoile et la lune font référence à Marie décrite dans ces textes comme « brillante comme le soleil » (Elevata ut sol), « belle comme la lune » (Pulchra ut Luna) et comme l’étoile du matin (Stella matutina). L’autel du sacrifice sur des roues (symbole de la connaissance parfaite) et l’arche de l’alliance (qui contenait les tables de la loi, le pot d’or de la manne et le bâton d’Aaron) sont d’autres symboles mariaux inspirés des litanies de Lorette (Tabernaculum foederis et Altare thymicitiso). Dans les écoinçons, les anges portent d’autres symboles mariaux : un lys (symbole du « lys parmi les épines »), une couronne de roses, un vase (symbole de la virginité de Marie), un miroir immaculé (symbole de l’immaculée conception). D’autres anges soufflent dans une trompette symbolisant la musique céleste jouée à l’occasion de son assomption, tandis que deux autres tiennent une couronne de laurier et la palme, symbole de la Fama Coelestis et de la Vierge cette fois comme « Reine des Vierges martyres ».

Trois vierges martyres sont effectivement représentées en-dessous de ce plafond. Ce sont les statues des saintes patronnes des commanditaires de la chapelle, réalisées en marbre de Carrare, sainte Christine, Suzanne et Catherine, ces deux dernières portant la palme du martyre et la troisième l’instrument de son martyre. Exécutées par Jacques Couplet et Sébastien de Neeve à partir de 1639, ces sculptures en marbre de Carrare, situées à hauteur du spectateur sur des consoles animées, assument parfaitement leur rôle d’intercesseur. 

Quant aux peintures qui ornent les autres murs de la chapelle, elles font également référence au thème marial, mais de manière plus disparate, à travers des épisodes de sa vie et le sacrifice du Christ. Une Circoncision de Cornelis Schut est toujours présente sur le mur du fond de la chapelle et une Sainte Famille avec saint Jean, saint Joachim et sainte Anne de Jan Lievens est aussi vraisemblablement à son emplacement d’origine. Les descriptions anciennes mentionnent encore deux tableaux de Gerard Seghers, dont un Christ ressuscité saluant Marie (conservé au musée des Beaux-Arts d’Anvers) où la Vierge est encore mentionnée comme « Reine des Cieux » par une banderole soutenue par des anges mentionnant « Reine des Cieux, réjouis-toi » (Regina coeli, laetare, alleluia). Le Christ est suivi de plusieurs personnages vétérotestamentaires libérés des Limbes (David, Moïse, Adam et Ève), de Joseph et de deux autres figures non identifiées signifiant probablement que le sacrifice du Christ a rendu possible le salut de tous ceux qui sont venus après lui. L’autre tableau de Gerard Seghers est un Saint Jean l’Évangéliste administrant la communion à Marie conservé à Vienne.

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Enfin, comme le point suivant l’abordera, il ne faut pas oublier la contribution des parois de marbre et des ornements sculptés recouvrant l’entièreté de l’espace à l’effet d’englobement du spectateur dans une autre réalité, éloignée du monde réel : un espace spirituel inondé des vertus de la Vierge. La chapelle est ainsi le meilleur reflet des efforts menés par les jésuites pour faire du lieu de culte une expérience immersive propice à la rencontre avec Dieu et à la méditation. 

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