Réseau multidirectionnel :
les plafonds peints de Rubens

Les peintures conçues par Rubens pour les plafonds des collatéraux et des galeries constituent sans doute l’exemple par excellence d’un programme parfaitement unifié multipliant les interactions visuelles et thématiques entre les scènes, guidant le spectateur à travers l’espace sacré. Les chercheurs ont montré qu’à un réseau d’association longitudinal se superpose un réseau multidirectionnel de relations à travers l’espace de l’église, et ce à des fins de propagande, d’éducation et de dévotion.

Destinées à être vues d’en bas, les peintures déploient un point de vue di sotto in sù inspiré des artistes vénitiens. Rubens met en scène les personnages selon une perspective raccourcissante puissante qui devait offrir aux spectateurs une expérience visuelle inédite. On conserve le contrat daté du 29 mars 1620 qui précise que Rubens devait fournir de sa main des modèles en petits formats des 39 scènes (dont 33 esquisses et 22 modelli sur les 39 sont conservés). Quant aux peintures proprement dites (des panneaux de toile plats montés sur le plafond dans des cadres moulurés dorés), c’est Van Dijk qui est chargé de la direction de l’entreprise de report des dessins sur toile par les assistants.
Les jésuites sont intervenus dans l’élaboration du programme iconographique. Le contrat conservé expose en effet les thèmes que Rubens doit exécuter pour les 39 peintures (18 pour les collatéraux, 18 pour la galerie qui les surmonte et 3 pour les plafonds de l’entrée sous le jubé). Par rapport à la liste fournie, certains thèmes ont été remplacés par d’autres, sans doute sous l’initiative d’une concertation avec Rubens pour une plus grande cohérence du programme.

Sainte Claire
Saint Albert
Sainte Elisabeth
Le programme se développe en deux parties distinctes, mais interconnectées. L’étage inférieur (qui comprend aussi les plafonds de l’entrée sous le jubé) est consacré au thème hagiographique, un programme habituel pour le décor des églises jésuites. Il expose 21 tableaux de saints et de saintes. Cependant, point de saints locaux ou récents ici, mais des saints anciens, appartenant à l’âge héroïque de la foi. Il s’agit des docteurs de l’église, auteurs de la doctrine et défenseurs de l’orthodoxie : les docteurs grecs pour le collatéral nord (Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze, Jean Chrysotome) et les docteurs latins au sud (Jérôme, Augustin, Grégoire le Grand, Ambroise). Alternant avec eux, les tableaux des saintes femmes présentent 6 martyres vierges du début de l’ère chrétienne (Cécile, Catherine, Eugénie, Marguerite, Barbe, Lucie), Anne et Marie-Madeleine, qui vécurent au temps du Christ. Il s’agit donc des héros du premier âge du christianisme. Cette antiquité des saints n’est pas due au hasard, elle illustre la vigueur et les actes exemplaires de ces héros du premier âge du christianisme qui se sont battus pour la Foi. Et bien entendu, en ces temps de lutte religieuse, elle fournit des exempla à méditer et à imiter par le fidèle. Enfin, au milieu du cycle hagiographique figurent de part et d’autre les monogrammes IHS (au nord) et MR (au sud) adorés par des anges. Sur les panneaux de l’entrée figurent les saints patrons des Archiducs, sainte Elisabeth et Claire (pour Isabelle-Claire-Eugénie) et saint Albert.

À l’étage supérieur, dans les galeries, le programme met en scène les mystères du Salut à travers des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Au nord, les scènes de la vie terrestre du Christ et au sud les scènes de la vie céleste du Christ et de la Vierge alternent avec des scènes de l’Ancien Testament. Si cette organisation pourrait paraître désordonnée au premier abord, elle revêt en réalité un caractère traditionnel, puisque les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament se répondent par paire selon le principe typologique. Particulièrement populaire aux XIVe et XVe siècles, la typologie est une méthode d’organisation basée sur des correspondances entre des histoires, figures ou événements de l’Ancien Testament (appelés type) et ceux du Nouveau Testament (antitype) que les premiers anticipent ou préfigurent et que les seconds accomplissent. Dans le sillage d’un regain d’intérêt pour la Bible, ce procédé typologique avait été remis à l’honneur pendant la Réforme catholique, et en particulier dans la littérature spirituelle jésuite car il permettait une meilleure connaissance de la Bible et pouvait stimuler un plus grand amour pour Dieu.
Ce cycle de préfiguration se déplie selon une logique binaire qui démarre depuis le chœur vers l’entrée. Il commence côté chœur dans le collatéral nord par la scène de Michel chassant Satan du Paradis, qui précède les événements de la Création décrits dans la Genèse, et se poursuit vers l’entrée avec des épisodes de la vie du Christ (Adoration des bergers, Adoration des Mages, Tentation du Christ, Dernière Cène) alternant avec des préfigurations vétérotestamentaires. Dans le collatéral sud, le cycle se prolonge du chœur vers l’entrée également, guidant ainsi le parcours du fidèle dans l’espace de l’église.


Parmi la binarité des associations typologiques, certaines paires étaient déjà bien connues et commentées dans la tradition exégétique depuis la fin du Moyen âge, voire déjà dans les écrits des Pères de l’Église. C’est le cas de Salomon et la reine de Saba mis en parallèle avec L’Adoration des Mages : la visite de la reine de Saba, qui venait de l’Est portant des cadeaux pour le roi Salomon, préfigure ainsi les offrandes apportées au Christ Enfant par les rois – le trône de Salomon signifiant qui plus est la Vierge Marie, sur les genoux de laquelle était assis Jésus.


Un autre exemple fréquent de ce procédé typologique consistait à associer Melchizédec offrant le pain et le vin à Abraham avec la Dernière Cène, qui illustrent tous deux des offrandes de pain – scènes à connotation eucharistique. Dans la dernière Cène, Rubens choisit d’ailleurs d’insister sur le moment où le Christ offre le pain à saint Pierre au lieu de montrer le Christ bénissant le pain, comme c’est plus fréquemment le cas dans la tradition iconographique, afin de rendre l’association plus parlante. Des répétitions de dispositifs formels permettent aux fidèles d’associer ces scènes visuellement : outre les gestes similaires des deux principaux protagonistes, Rubens a imaginé un cadrage identique à l’avant-plan composé de marches d’escalier qui permet au fidèle de pénétrer dans la scène, et a disposé à l’avant-plan des deux scènes un panier de pain et des jarres de vin pour souligner la dimension eucharistique.

Mais d’autres scènes du cycle sont moins fréquentes dans la littérature religieuse de référence, comme celle de Moïse en prière entre Aaron et Hur, qui est la dernière scène du cycle nord et donc la première que le fidèle voit en entrant dans l’église sur la gauche. Cet épisode de l’Exode, qui relate la victoire de Joshua sur les Amalécites, illustre Moïse sur le sommet d’une colline entouré de son frère Aaron et de son beau-frère Hur alors que Joshua se bat contre Amalek. Pendant la bataille, Moïse brandit le bâton de Dieu. Tant qu’il le tenait en haut, les Israélites l’emportaient, mais quand il le descendait, ceux-ci se voyaient repoussés. Dans la tradition exégétique, le geste de soulèvement des bras de Moïse préfigure la crucifixion, la victoire de Moïse sur Amalek annonçant la victoire du Christ sur le diable. Le cycle se poursuit logiquement de l’autre côté de l’église, vers l’épisode de l’Érection de la croix située en face du chœur dans le collatéral sud, lui-même mis en parallèle, non seulement avec l’autel (en liant le corps historique du Christ avec l’eucharistie élevée par le prêtre durant le rituel), mais aussi avec la scène suivante qui représente le Sacrifice d’Isaac, car tout comme Abraham a offert son fils Isaac (type), Dieu a sacrifié son fils dans la forme du Christ (antitype).
Comme l’ont montré certains scientifiques, on peut toutefois dépasser cette lecture de complémentarité binaire et linéaire en faveur d’une exégèse typologique plus souple et multidirectionnelle qui n’est pas sans lien avec l’exégèse privilégiée par les jésuites, laquelle avait favorisé une méthode flexible offrant, moyennant une imagination intellectuelle, une large possibilité de parallèles entre des figures, thèmes, formes et objets de l’histoire sacrée.



Plusieurs scènes dépeignent ainsi la victoire sur le mal :
David assassinant Goliath, Michel chassant Satan
du Ciel, Moïse en prière, ou encore la Tentation du Christ (triomphant du diable qui lui présente des pierres pour les transformer en pain), auxquelles répondent les scènes de l’étage inférieur où les saints combattent les ennemis de la foi chrétienne. C’est le cas de saint Athanase vainqueur de l’hérétique Arius, de Grégoire de Nazianze chassant la figure démoniaque des cieux, de sainte Catherine triomphante devant l’empereur Maximilien, ou encore des autres martyres féminines surmontant la persécution d’oppresseurs païens. Dans tous ces cas, il s’agit d’illustrer le triomphe chrétien sur le mal ou le paganisme, ce qui revient pour les jésuites à illustrer le triomphe du christianisme sur les protestants.


Mais le message de ces images hagiographiques et néo- et vétérotestamentaires se précise encore lorsqu’on met le cycle en relation avec les peintures de l’autel, également de la main de Rubens, exécutées en 1617-1618 et illustrant (alternativement selon le calendrier liturgique) Saint Ignace exorcisant un possédé et Saint François-Xavier ressuscitant un mort, deux tableaux aujourd’hui au Kunsthistoriches Museum de Vienne. Représentés comme des faiseurs de miracles, capables de chasser les démons, de guérir les malades et d’éradiquer l’hérésie, les deux saints jésuites réitèrent les actes héroïques et actualisent les vertus des saints et des saintes de l’Église primitive représentés dans le cycle des plafonds peints, mais aussi la mission du Christ et des apôtres. Et à travers les deux saints principaux de leur Ordre, les pères jésuites, dont la vocation était de combattre l’hérésie – et ce d’autant plus à Anvers qui constituait le dernier bastion face au protestantisme –, se présentent eux-mêmes comme poursuivant la mission du Christ et des premiers héros du christianisme. Rubens crée ainsi un programme tripartite qui présente Ignace et François-Xavier, mais aussi les pères jésuites officiant dans le chœur, comme les successeurs du Christ et de l’Église primitive agissant comme des défenseurs de la foi catholique et de l’Église.


Dans le même ordre d’idées, une autre déclinaison du thème de la victoire du catholicisme sur le paganisme réside dans les images d’idoles ou de statues païennes en train de tomber face au triomphe de la foi catholique. Il en est ainsi, sur les plafonds des collatéraux, de la scène dépeignant saint Jean Chrysostome qui ordonne la démolition de la statue de l’impératrice Euxodie ou encore de la scène de sainte Eugénie dont Rubens a représenté l’épisode de sa décapitation et celui où elle pria dans le temple de Diane à Rome, provoquant un tremblement de terre et la chute des idoles païennes. Ces peintures des collatéraux font écho à la peinture du chœur figurant François-Xavier et des Indiens qui regardent avec terreur un rayon de lumière détruire les idoles de leurs temples, mettant encore en œuvre des relations visuelles et thématiques entre les plafonds des bas-côtés et le chœur.